Tout est dans le titre conservé dans sa version originale par Christophe Mercier, traducteur du onzième roman de l’écrivain irlandais Roddy Doyle (The commitments, 1987 ; The Van, 1991). Un sourire peut tout dire et son contraire. Cette marque de gaieté, de bienveillance, de contentement peut aussi, selon le contexte, devenir inquiétant. Quel(s) contexte(s) pour cet effrayant sourire ? Victor Forde, cinquante-quatre ans est séparé de sa femme et vit dans un petit appartement, dans le quartier de son enfance. Pour passer le temps il va tous les soirs au Donnelly’s, un pub du coin « comme je serais allé à la messe, ou dans une salle de musculation ». Un soir, un homme engage la conversation avec lui. Il prétend le connaître du temps du collège. Victor n’en a aucun souvenir, mais son nom lui rappelle vaguement quelque chose. De soir en soir, cette présence inquiète Victor, le met mal à l’aise. Mais elle est le prétexte à une remémoration, lente, douloureuse parfois. Les années de collège chez les « frères » sont ponctuées de violences, verbale et physique, de la part des « hommes de Dieu ». Victor revient aussi sur sa rencontre avec Rachel, sur ses premiers pas dans le monde du travail, ses piges, le livre qu’il devait écrire. Vie amoureuse en échec, livre qui ne verra jamais le jour, tout est connecté aux années de collège chez les frères.
Le roman de Roddy Doyle est construit selon un plan très élaboré dont le lecteur n’a de vue d’ensemble qu’à la fin de sa lecture. Raconter cette fin, ce serait trahir le livre. On a fait mille reproches à cette conclusion, mais il faut la lire en relisant le début, comme un éternel retour. Roddy Doyle a placé des indices, à chaque page. Il y a toujours quelque chose d’instable dans le récit de Victor. « Smile », c’est l’inquiétude face à l’étranger que nous sommes devenus pour nous-même. Si la mémoire flanche, c’est tout l’être qui vacille. Un très beau livre, construit avec une grande ingéniosité.
Roddy Doyle, Smile, Joelle Losfeld Éditions, août 2018, 256 pages, 19,50€
EXTRAIT : » Est-ce que Patch était mort ? ai-de demandé.
— Comment, est-ce qu’il était mort ? a dit Moonshine.
— Quand il est venu nous entendre. Peut-être qu’il était déjà mort. »
Moonshine a haussé les épaules. Nous étions sept. Aucun n’a trouvé que mon idée était dingue.
« Et les autres ? ai-je demandé.
— Les autres frères ?
— Ouais. Ils sont peut-être morts, eux aussi. Peut-être que ce sont des zombies. »
Je savais ce que je venais de faire. J’avais inventé une histoire qui durerait des années. J’avais créé mon propre monstre et je l’offrais à mes amis, les seules personnes auxquelles je tenais et les seules personnes qui me faisaient vraiment, vraiment peur, à cause de la façon dont les choses changeaient, de la façon dont le mauvais mot, la mauvaise chemise, le mauvais groupe, un sourire irrésistible pouvaient vous démolir. Il fallait avoir quelque chose d’utilisable, une taille hors norme, ou un trait de caractère, ou une sœur. Les frères étaient des zombies. Parce que j’avais dit qu’ils étaient des zombies.
« Ces putains de frères sont des putains de zombies.
— Et les autres profs ?
— Non. »
Nous étions tous d’accord. Les professeurs laïques n’étaient pas des zombies.
« Ce sont juste des connards. »