Écrire après le désastre

On n’a pas le choix : on lit le livre d’Antoine Wauters debout. On a d’ailleurs oublié à quelle page exactement on s’est levé, à quel moment on a abandonné la mollesse du canapé pour la dureté du sol. Moi, Marthe et les autres est un texte hallucinant et troublant. Au début, on ne sait pas vraiment définir ce que l’on ressent. Effroi ? Surprise ? Fascination ? En tout cas, c’est suffisamment fort pour nous obliger à nous tenir debout. Après une catastrophe dont nous ne saurons rien, des êtres errent dans une ville de Paris anéantie. Plus de société, plus de contrat social, plus de lois, plus de justice, seules prévalent les règles minimalistes de la horde. « Nous sommes les derniers nés du monde. Nous sourions. » C’est la voix de Hardy, il vit dans « la grotte » auprès de Marthe et de quelques autres. Marthe, c’est « la mère des mères », celle qui assure le renouvellement des générations, vaille que vaille, coûte que coûte. Ensemble, ils tentent de survivre, c’est à dire :  lutter contre le froid, se nourrir, se reproduire. Ensemble ils partiront sur les routes où la végétation a repris ses droits. Ensemble ils affronteront d’autres hordes.

Si la post-histoire selon Antoine Wauters s’apparente à une pré-histoire – et d’ailleurs n’est-ce pas finalement la même chose ? – elle n’est pas une anticipation, elle ne tient pas lieu de décor. L’écrivain ne cherche pas à faire roman, même si c’est la forme annoncée par l’éditeur. À l’image de la horde, « des fantômes arpentant des fragments », le texte est découpé en parcelles numérotées, comme s’il était le cadastre du monde d’après l’éclatement. La langue elle-même est dépecée, les noms propres tronqués. Ce monde nouveau où les tabous ancestraux ont volé en éclats – meurtre, anthropophagie, inceste – tente de se tenir debout, vivant en utilisant les restes de l’ancien, en épuisant ses stocks. Il n’y a pas, en cette rentrée littéraire, de texte qui parle plus de nous, de notre monde, du présent de la littérature que Moi, Marthe et les autres. Il en parle avec courage, idiosyncrasie, intelligence et beauté. Paradoxalement, alors qu’il nous donne à voir une humanité à terre, le livre d’Antoine Wauters est un livre sur la vitalité. « Au fond, me dis-je, nous sommes les seuls à ne pas avoir eu d’histoire. Nous sommes ceux n’ayant eu droit qu’à des fragments, des restes, des emplâtres sur des jambes de bois. Il aurait fallu vivre, il aurait fallu que nous trouvions les mots, l’élan, une pensée juste qui fonde une joie, la joie. Je mourrai dans la joie. »

 

 

 

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