Cinquième roman de la britannique Zadie Smith, Swing Time est une réussite totale. On y retrouve tout ce qu’on aime chez l’écrivaine : un talent de conteuse, une rigueur intellectuelle sans faille. Fille d’une mère Jamaïcaine (à qui le livre est dédié) et d’un père anglais, l’écrivaine aborde les sujets du multiculturalisme et du métissage à travers deux personnages que le lecteur va suivre sur plusieurs années de leur vie. Tracey et la narratrice sont deux amies métisses mère blanche pour l’une, mère jamaïcaine pour l’autre. Elles se rencontrent enfants, au début des années 80 à l’occasion d’un cours de danse. Tracey en fait son métier, la narratrice suit un parcours académique classique avant de devenir l’assistante personnelle d’une chanteuse de pop australienne célèbre (on croit parfois deviner Madonna derrière le personnage d’Aimee). Construit avec habileté, Swing Time fait des allers-retours entre aujourd’hui et hier, entre l’enfance de la narratrice et les événements qui l’ont conduite à se terrer dans un appartement londonien « le premier jour de [son] humiliation ». L’écrivaine oblige le lecteur, dès la première page, à tendre sa lecture vers ce but : comprendre. En distillant, sinon des indices du moins des indications, elle parvient à dessiner avec le lecteur, plus que pour le lecteur, des personnages qui prennent consistance au fur et à mesure. Swing Time est un roman multi-directionnel. Il parle de l’amitié, de ses contradictions, de l’identité noire, de l’identité métisse, de l’adolescence – la superbe juxtaposition du rite de passage africain et de la « traversée personnelle » de la narratrice dans la quatrième partie ! – du regard de l’Europe sur l’Afrique. À la narratrice qui lui demande – parce qu’il est africain – à quoi ressemble le Togo, Carrapichano qui n’y a jamais mis les pieds lui répond : « Si on était en route pour l’Europe et que tu voulais savoir à quoi ressemble la France, ça t’aiderait que je te décrive l’Allemagne ?«
Le titre est une référence explicite à « Swing Time » (film) une comédie musicale de 1936 interprétée par Fred Astaire et Ginger Rogers. La représentation du peuple noir est questionnée à plusieurs reprises dans le livre à travers des œuvres de la culture populaire. Dès « le prologue », la narratrice montre un extrait de « Swing Time » à l’homme qui l’accompagne « il se redressa sur le matelas et fronça les sourcils. Je saisis à peine ce que nous regardions : Fred Astaire, grimé en noir. Au Royal Festival Hall, j’étais assise au poulailler, sans lunettes, et la scène avait débuté avec Astaire en plan large. Mais tout cela n’expliquait pas comment j’étais parvenue à oblitérer de ma mémoire l’image de mon enfance : les yeux écarquillés, les gants blancs, le sourire à la Bojangles. Je me sentis très bête. » La narratrice effectue un véritable parcours sur les traces de ses origines noires qui constituent une partie de ce qu’elle est. C’est parce qu’elle assiste Aimee dans la création d’une académie pour jeunes filles en Gambie qu’elle va visiter un musée de l’esclavage construit en 1992. Elle y reçoit une leçon magistrale : « Je m’efforçai de méditer. De me figurer les navires, la marchandise humaine montant sur les passerelles d’embarquement, les quelques téméraires qui tentaient leur chance et plongeaient dans l’eau dans le vain espoir de nager jusqu’à la côte. Mais chaque image était superficielle (…) Tous les chemins mènent là-bas, me disait toujours ma mère, mais maintenant que j’y étais, dans ce coin chargé d’histoire du continent, je le vivais non pas comme un endroit exceptionnel mais comme un exemple d’une règle générale (…) Le monde est gorgé de sang. Chaque peuple a son héritage sanglant : le mien était ici. »
Comment devenons-nous « ce que nous sommes » ? C’est finalement à cette question que répond Zadie Smith à travers tous les personnages de son copieux roman, qu’il s’agisse de la destinée de la mère de la narratrice, autodidacte devenue députée ou de celle de Tracey danseuse à la carrière sporadique. Un roman passionnant qui donne envie de lire ou relire TOUT Zadie Smith.
Zadie Smith, Swing Time, Éditions Gallimard (Collection « Du monde entier »), août 2018, 480 pages, 23,50
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